Débats Spiritueux : A chacun son opinion.

Par , Le 17 février 2024 (Temps de lecture estimé : 5 min)

Autour d’une table, des débats sur la fiscalité et la solidarité révèlent des clivages profonds entre opinions personnelles et principes universels, questionnant la légitimité des préférences et des chiffres dans la construction d’une société juste.

chacun son opinion

La route de la servitude est longue et monotone, aussi elle n’est pas avare en occasions de conversations qui la concernent. Les meilleures d’entre elles se tiennent autour de victuailles et de liquides distillés en guise de carburant spirituel. Accoudés au digestif, les protagonistes de la conversation du jour se répartissent en trois groupes de deux. Il y a Jean-Claude et Corinne, qui possèdent de nombreuses opinions. Il y a Yvonne et Gunther, qui possèdent de nombreuses préférences. Et puis il y a Roger, qui est suffisamment gros pour composer un groupe de deux.

La bouteille d’eau de vie de kiwi est menacée de sécheresse à moyen terme, mais pas suffisamment pour interrompre l’échange d’arguments à propos de la meilleure façon de refaire le monde. Corinne et Jean-Claude pensent que. Gunther et Yvonne aimeraient mieux que. Roger essaie de se souvenir de l’année de sortie de Cannibal Holocaust. La santé est-elle un droit ? Est-il alors préférable de taxer les gens pour aider les pauvres à se soigner ? Oui, répondent sans hésiter Yvonne et Gunther qui préfèrent les solutions simples et habituelles. Ça dépend combien, répondent Jean-Claude et Corinne en fouillant dans leurs chiffres pour vérifier. « Absolument pas », intervient Roger, hésitant encore entre 1979 et 1980. Les convives sont interloqués. « Comment, comment ? » Jean-Claude est formel, il brandit un tableau qui le prouve, quand on taxe les riches pour financer les maladies des pauvres, les pauvres sont en meilleure santé. Yvonne approuve énergiquement car elle est contente quand la science abonde dans le sens qui lui fait plaisir. Roger descend raisonnablement le niveau de la bouteille et, non sans théâtralité, profite pleinement de la volupté d’une gorgée avant de rétorquer.

« Au moins deux problèmes minent votre proposition. Yvonne et Gunther, vous ne faites qu’écouter votre cœur, ce qui est fort acceptable tant que vous choisissez quelque chose pour vous. Gâteau framboise ou chocolat ? Pizza jambon ou chorizo ? Vos préférences vous appartiennent, et ne peuvent s’imposer aux autres. Vos préférences ne sont pas un argument. Vous ne pouvez pas plus voler une pizza au chorizo que voler un riche pour aider un pauvre. Vos préférences ne suffisent pas, il faut respecter la propriété d’autrui. C’est ça se comporter en être humain. »

« Oui mais les chiffres montrent que… » commence Corinne en agitant les chiffres de Jean-Claude, en train de dodeliner. Roger cloue immédiatement le bec de Corinne, figurativement bien entendu car jamais il n’envisagerait d’enfoncer des trucs pointus de force dans le corps d’autrui. Il respecte la souveraineté individuelle, lui. Roger siffle simplement deux coups secs. C’est très vexant comme méthode, c’est pour cela que c’est efficace. Corinne a le regard extrêmement froncé. Elle respire un peu plus vite.

« Le deuxième problème, qui est plus particulièrement le vôtre, Jean-Claude et Corinne, est que vous écoutez aussi votre cœur, ce qui encore une fois n’est pas un problème en soi. Mais vous vous en rendez plus ou moins compte, en tout cas vous sentez qu’il faut dépasser le niveau des préférences en les appuyant sur des faits. Vous habillez alors vos préférences de la blouse blanche du chercheur, celle de la neutralité des calculs. Mais vous ne faites que cela, car les critères de pertinence du choix de vos chiffres restent personnels, subjectifs. Vous avez reculé d’un pas pour mieux sauter le gouffre du droit, qui est universel : on ne vole pas. C’est habile, mais c’est soit malhonnête, soit très myope. Vous n’émettez que des opinions, en faisant fi de la souveraineté individuelle. »

« Eh bien oui, s’insurge Jean-Claude, enfin stabilisé. Chacun son opinion, après tout. De toute façon, il n’y a pas autre chose que des opinions : tout est fiction, même le droit, comme l’explique très bien Yuval Noah, auteur de Sapiens. »

À cette mention, pris d’un haut le cœur, Roger se ressert précipitamment un verre un peu plus conséquent que le précédent. Le niveau de la bouteille devient alarmant, les convives comprennent que la discussion touche à sa fin. Après un cul sec héroïque, Roger retrouve son calme. Il se concentre pour parler plus lentement. « Ce freluquet chauve de Noah a tort à un niveau de brontosaure », explique-t-il avec toute la diplomatie dont il est encore capable, et sans laquelle, à un verre près, il aurait employé un langage plus dynamiquement charnel. « Le chauve et vous-mêmes par transitivité reconnaissez implicitement la souveraineté individuelle du simple fait d’argumenter, avec moi ici ou quiconque ailleurs. On n’argumente pas avec une enclume, ni avec un platane, on argumente avec un être dont nous reconnaissons le libre arbitre, le libre contrôle de son corps, et donc la responsabilité et la souveraineté. Le droit n’est donc pas une fiction, c’est une notion abstraite certes, mais qui sous-tend objectivement toute interaction que l’on peut qualifier de civilisée. Chacun son opinion, certes, et certaines sont invalides. La proposition de taxer les riches pour soigner les pauvres contredit le droit, c’est aussi objectif que 2 + 2 = 4 ; l’opinion selon laquelle cela amènerait davantage de justice est fausse ; l’opinion selon laquelle cela serait « socialement avantageux » est indéfendable : comparé à quoi ? Qui choisit les chiffres, pourquoi, comment ? Cela s’appelle l’utilitarisme et c’est une gigantesque bouillie d’opinions sans fondement, le cache-sexe visqueux des idéologies les plus morbides, qui épouse servilement les contours de la soupière politique qui l’invoque. »

« Oui, mais moi je… » Roger n’attend pas la fin de l’objection de Gunther, il ne s’embarrasse plus de son verre, il saisit la bouteille et appuie le goulot sur ses lèvres musclées.

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Laurent SEITER

Gros amateur de graisses comestibles ainsi que sonores, cet ultralibéral apatride vendu au grand capital n'en est pas moins sensible à la finesse et à la rigueur de la doctrine austro-libertarienne.