Voir Droit, Voir Loin, Voir Demain: La préférence temporelle et le processus de décivilisation.

Par , Le 15 mars 2024 (Temps de lecture estimé : 5 min)

Dans un monde où la gratification immédiate domine, l’article de Stéphane Geyres nous invite à redécouvrir l’importance de la préférence temporelle dans le tissu de notre civilisation. À travers l’œil critique de penseurs de l’école autrichienne, il dépeint un portrait inquiétant mais éclairant de notre glissement vers la décivilisation, provoqué par l’intrusion étatique.

préférence temporelle

La « préférence temporelle » (PT) est un concept économique au cœur de la théorie de l’école autrichienne, celle des Ludwig von Mises, Murray Rothbard et Hans-Hermann Hoppe. C’est ce dernier, dit « HHH », qui dans son « Démocratie, le dieu qui a échoué » fait un lien explicite entre la PT et le phénomène civilisationnel et surtout, décivilisationnel. Résumons-en rapidement l’histoire.

L’Homme, un individu, tout individu, doit à tout moment choisir entre vivre l’instant présent et sacrifier (au moins en partie) cet instant pour épargner à la place, en vue des temps à venir. Robinson a une canne à pêche, s’il veut plus de poisson, il lui faut un filet ; faire un filet prend du temps, ce temps est pris sur l’instant présent, pour demain. Investir, épargner versus profiter, voilà la tension.

Chacun a une PT en lui qui le guide entre maintenant et demain. La PT est dite haute quand le temps présent est privilégié, quand on préfère le temps présent à un avenir flou, abstrait. La PT est dite basse quand la pression de l’instant est moindre et que l’individu centre plus ses efforts sur l’avenir.

La civilisation, pour les libertariens, repose sur deux piliers qui viennent directement de l’anarcho capitalisme. Anarchie, donc le Droit naturel : on ne peut être civilisé que dans une société… civile et pacifique. Capitalisme, donc le capital : la prospérité ne vient pas de la technologie, mais du capital accumulé peu à peu, génération après génération. Robinson est civil, pacifique et il est entrepreneur.

La dynamique de la civilisation devient alors limpide. Au fur et à mesure que le capital s’accumule, la prospérité arrive. Avec elle s’étend la civilité, car on ne peut guère devenir prospère dans la guerre et le conflit permanents. Plus la prospérité est là, plus on a les moyens de bien vivre l’instant présent, plus on peut lever le regard et regarder plus loin, plus loin dans l’avenir. La PT de chacun se réduit pas à pas au fur et à mesure que chacun constate et profite du droit, de la civilité et de la prospérité.

La civilisation résulte de la capacité de certains à baisser leur PT, et elle fait baisser la PT des autres.

Arrive la machine étatique, ou du moins, arrive la machine étatique à imposer son rôle, asphyxiant.

Avec elle s’étendent les guerres, la bureaucratie, la coercition législative, l’intervention sur le marché, et tant d’autres freins. Des freins à la prospérité, puisque le champ de l’entreprise légale se réduit. Mais aussi des freins à la responsabilité, tels les bureaucrates irresponsables et indéboulonnables. Mais aussi des freins au maintien et à la transmission des valeurs, puisque le vol fiscal devient une saine chose, la nourriture première de l’Hydre qui s’insinue partout pour apporter sécurité et avenir.

Avec elle, il redevient important de veiller au quotidien, car il faut d’abord se protéger de l’Hydre avant de se projeter dans l’avenir. Avec elle, l’arbitraire d’aujourd’hui pèse plus que l’espoir d’avenir. Ainsi, chacun ajuste sa préférence temporelle sous la pression de ce que l’Hydre décide à l’instant.

Les enfants qui naissent dans un tel contexte adoptent un fonctionnement de court terme comme le fonctionnement social normal. Peu à peu avec les générations, penser demain devient une hérésie, jouer à survivre maintenant devient une expertise, une norme. Savoir jouer à survivre est un Graal.

Ces enfants, ces personnes, ont une PT bien plus haute que leurs parents et ancêtres, et cette hausse ne cessera de se faire tant que la pression étatique ne se relâche pas. Pour ces jeunes générations, la fin justifie les moyens, l’instant présent est la priorité. Investir, respecter le droit, la civilité et l’esprit d’entreprise ne font pas partie de leurs valeurs et aucun ne sera capable de les transmettre encore.

Avec une PT revenue au plus haut, digne des temps où l’Homme était un parfait barbare, il n’y a plus d’espace pour que la civilisation dont ils sont le produit leur importe, leur parle et les mobilise à agir. La décivilisation est enclenchée, elle est en route, tant qu’aucun d’eux ne lèvera la tête hors du lot.

L’enjeu est alors double, pour ces rares qui ont su voir la pente glissante vers le gouffre de la misère. Éclairer et faire savoir, afin que la préférence temporelle recommence à baisser, au moins chez une minorité clairvoyante qui ne se laisse pas endoctriner. Préserver et développer, dans tous les espaces encore laissés oxygénés, les principes, les piliers, les pratiques, la culture de la civilisation et la civilité. Transmettre, même sous le manteau, conter les histoires du Droit et de la Liberté qui firent le passé. Transmettre la culture d’une préférence temporelle basse et d’une civilisation haute, à leurs enfants.

Voilà ce que la Re-Possession veut dire, selon moi.

Stéphane Geyres

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Stéphane GEYRES

Stéphane Geyres est autodidacte de la Liberté. Sur son chemin, il a écrit ou édité 5 livres - dont Liberté Manifeste - co-fondé le site Libéralie, les Editions John Galt et l'Institut Mises France.