Le pluriel est-il un simple outil grammatical ou un piège qui influence notre façon de penser ? Roger explore comment la grammaire peut nourrir des illusions politiques et sociales.
Roger constate chaque jour que la grammaire piège de nombreux primates volubiles. Roger doute qu’il s’agisse d’un complot, concocté par le patriarcat hétéronormatif, les puissances de l’argent apatride, les héraults véhéments de l’esprit de la nation, ou les prêtres de la dialectique historique des classes sociales. Ces gens sont trop arthritiques du bulbe pour explorer la technologie de la grammaire. Il penche plutôt pour la thèse de l’accident. Que la grammaire peut-elle donc bien provoquer comme désastre ?
Roger constate que dans les quelques langues humaines dont il a connaissance, la notion de pluriel sépare le monde en deux. Il y a les multitudes, et l’individu. Même en latin. On ne parle pas de l’individu et de la collection d’individus de la même manière. Le singulier est au pluriel ce que la vache est au pot-au-feu : un ingrédient. Jusque-là tout va bien, pourquoi pas : le pluriel est pratique pour raconter qui fait quoi ensemble. Mais alors, ce piège ?
Le piège, c’est précisément : qui fait quoi. Le piège hante la conjugaison.
Prenons un exemple simple par l’entremise du verbe du premier groupe Roger à l’indicatif présent :
ROGER
- Je roge
- Tu roges
- Iel roge
- Nous rogeons
- Vous rogez
- Iels rogent
Exemple : je roge ma chambre.
Dans cet exemple à la première personne du singulier, nous comprenons que la personne qui s’auto-désigne par « Je » est en train de roger sa chambe, car quelqu’un lui a demandé au téléphone « Mais que fais-tu Glurieulasse ? » et elle répond « Je roge ma chambre. » (dialogue fictif tiré d’une histoire vraie). Une image se forme alors dans notre esprit avec Glurieulasse s’activant des mains et des sourcils, probablement pas en tutu, le genou modestement fléchi, le fer à souder en bandoulière.
CQFD Le singulier est facile à gérer. L’ambiguïté est très mince : le sujet fait ce que dit le verbe qu’iel fait.
Exemple 2 : iels rogent la poutre.
Dans cet exemple à la troisième personne du pluriel asexué, nous comprenons que plusieurs individus, dont à peu près aucun poney, collaborent au projet de roger la poutre. En effet, la poutre est bien trop grosse pour une seule personne, il faut se coordonner à plusieurs pour la roger correctement. Un journaliste décrirait la scène ainsi : « Iels rogent la poutre. » et il n’aurait pas tort. C’est une description au moins aussi intéressante que « Glurieulasse, Yolivyeah, Abrahui, Geurges, Plartine et Gortre rogent la poutre », surtout si l’on désire seulement savoir si la poutre est en train d’être rogée et que l’on se fout par qui.
CQFD Le pluriel prête le flanc à l’interprétation suivante : l’équipe formée par Glurieulasse, Yolivyeah, Abrahui, Geurges, Plartine et Gortre sécrète une entité, et c’est cette entité qui agit comme une grande. « Ils », « Vous » et « Nous » deviennent les pronoms de cet égrégore ivre (il faut être dans un certain état d’hébétude pour prétendre roger cette poutre). C’est complètement con, mais c’est néanmoins une exégèse du pluriel très en vogue parmi les primatocrates du suffrage uni et vert des selles, parmi les racistes, parmi les autoritaristes de tout poil, parmi les manieurs de drapeaux, c’est même leur raison d’être.
Pourquoi mérite-ce les quolibets les moins austères ? En alerte, le grammairien averti remarque que chaque membre du groupe agit de manière à apporter son rogeage individuel à la poutre, ce membre répondant « Je roge la poutre » si on lui demande « Mais que fais-tu Gortre ? » Il n’existe aucune entité détachée, immatérielle, issue du groupe et le désincarnant pour en constituer l’esprit autonome. Il n’y a pas d’esprit par-dessus les esprits. S’il y en avait un, personne ne le saurait de toute façon. Pourtant, les succubes et les poux font tout ce qu’ils peuvent pour te persuader du contraire grâce au pluriel, du moment qu’ils habitent dans le système nerveux du corps social, le Méta-SInge. C’est le mirage de la grammaire. Le pluriel peut inciter le singe à croire en l’incarnation du pluriel. La pente est glissante entre « Nous rogeons la poutre » et « Une entité dont nous sommes membres prend vie pour roger la poutre ».
« Peuh ! » ricane l’interlocuteur blasé par cet exposé de précision, signalant qu’il perd son temps à écouter de telles trivialités. Tout le monde sait bien que le pluriel est une facilité de langage, explique-t-il, personne ne croit qu’une créature prend vie autour du groupe. En es-tu si sûr ? Le doute habite Roger. Il constate, comme tout un chacun parmi d’autres, que l’incessant caquetage politique, médiatique, universitaire, artistique dégouline entre les mamelles des groupes ad hoc, désignés par tactique ou par conviction, peu importe pour diminuer l’absurdité toxique de ce discours suintant de tribalisme, ce discours au pluriel martial et vengeur qui fait de toi un simple poil du Méta-Singe. Attention à ne pas devenir verrue, sinon gare. C’est le credo du primatocrate votant et du raciste. Ils finissent par croire au pluriel de l’au-delà, et à son action. Le langage fait le discours, la grammaire articule le langage, la porosité du pluriel se propage.
Il existe des langages sans pluriel : ils permettent de parler aux machines. Dans un langage de programmation, pour manipuler n’importe quel ensemble de données, il faut itérer chacun de ses éléments récursivement, et vice versa. Certes, les structures de données s’agrègent en superstructures. Il n’en reste pas moins que chaque instance a un état individuel, qu’il faut gérer individuellement. Personne n’a jusqu’ici conçu un pluriel programmable. L’absence de pluriel en informatique n’est pas le symptôme d’une technologie trop primaire, elle traduit l’inexistence du pluriel agissant.
Et alors ? Et alors il n’y a pas de « Nous » magique par simple juxtaposition de viande, ou toute autre combinaison arbitraire à la sauce administrative, religieuse ou génétique, il n’y a que les « nous » dont nous sommes membres explicites et volontaires. « We are Motörhead » disait Lemmy, et il avait raison. « Nous », « Les Canadiens » disent les jumeaux Trucron, et ils ont tort, or le tort tue. Il y a encore plus visqueux : « On », ce faux pluriel de mielleuse traîtrise d’ultrasynthèse. Quand un politicard ou un publiciste te parle de « Nous », de « On, il pense à « Je », comme n’importe quel capitaliste, et c’est bien normal. En revanche, le politicien tumoral mérite le goudron bouillant et les plumes barbelées pour t’avoir enfumé en te faisant miroiter des entités plurielles imaginaires, aidé par le perfide pluriel, pour mieux t’amener à chosifier les ennemis qu’il t’a désignés, et à susciter ta servilité à son égard, et à dénoncer tes voisins. Au moins, le capitaliste est franc : il veut seulement ton pognon, avec le sourire, pour que tu reviennes. Il essaie de te convaincre que tu veux le bidule qu’il te propose. La tumeur politicienne, elle, distille sa magie noire en invoquant le « Nous » qui t’hypnotise, qui te culpabilise, qui te réduit à l’état de vache blafarde, ou en vache kapo pour les plus convaincues par le tour de magie, pour mieux te domestiquer, pour mieux te convaincre que c’est bien de te menacer de mort, parce qu’une vache apaisée est plus tendre, afin de mieux te traire, te bouffer les jambes, les bras, le thorax, le dos, les pieds, les yeux, la langue, la tête et les entrailles. Voire, quand les circonstances s’y prêtent, te défoncer le cul avec des outils. Vite ! Vote !