Dès sa majorité, Roger découvre l’ambivalence de la démocratie : un permis d’agresser caché derrière sa carte d’électeur. Cet article suit son parcours critique, de l’indignation à la révolte contre un système qui prétend harmoniser tout en divisant, poussant Roger à questionner les fondements même de la démocratie.
Quand il était petit, Roger n’avait pas le droit de taper ses camarades de classe pour leur piquer leur goûter. Parents, enseignants, chauffeurs de bus, le complot des adultes pour le brimer dans ses aspirations de gangster a persisté des années. Roger était puni chaque fois qu’il commençait une bagarre ou qu’il volait quelque chose. Et puis, avec la puberté, les poils aidant, Roger a fini par intégrer le principe, celui qui stipule qu’initier la force contre autrui est illégitime. Il ne l’a pas intégré par simple soumission au complot adulte, il a fini par en percevoir lui-même la validité, l’intérêt, et la grandeur. Il trouve cela juste, et aussi plus agréable. Il a donc pleinement adopté le principe de non-agression.
Au lycée, Roger goûte l’harmonie avec ses camarades, il apprécie la sérénité qui accompagne la paix des interactions consenties. Il développe un vif déplaisir face à la violence gratuite, celle qui ne répond à rien, mais qui agresse. Il a en horreur les tyrans de l’Histoire, qui asservissent encore des peuples, semant la ruine et empilant les cadavres. Il a en égale horreur les tyrans de la rue, qui attaquent en bandes pour dépouiller les malchanceux, ou par simple plaisir de domination.
C’est à ses dix-huit ans que Roger se trouve confronté à une grave difficulté. Il ne s’y attendait pas. On vient de lui donner un permis d’agresser. C’est sa première carte d’électeur. Il a vaguement entendu parler de cela à l’école, démocratie, élections, blablabla, mais l’effervescence de l’adolescence l’a détourné de ces sujets dénués de jeux vidéo et de nichons. Quand il se met à étudier en détail cette carte d’électeur, comment s’en servir et pourquoi, il comprend immédiatement. Grâce à sa carte d’électeur, il peut voter. Et voter, c’est espérer imposer sa volonté à ceux qui n’ont pas voté pareil. Voter, c’est la majorité qui impose son plan à toutes les minorités. Quand Roger pose des questions au sujet de voter, avec sa carte d’électeur, pour savoir si c’est vraiment un permis de voler, on lui répond mais non, c’est plus compliqué que ça, c’est faire des choix collectifs pour le bien commun. Oui d’accord, rétorque Roger, mais c’est quand même faire faire des choses à des gens qui ne veulent pas, sinon ils auraient voté pour le même candidat ou la même législation, alors ça revient bien à les agresser. Il demande même : si sur un bateau, les dix hommes votent pour violer la femme, est-ce une procédure démocratique ?
À ce stade, Roger se fait en général engueuler que ce n’est pas pareil du tout, qu’il ne comprend rien, que les choses ne sont pas aussi binaires. Ah bon. Expliqué comme cela, il comprend mieux. Roger comprend que les gens n’aiment pas vraiment la démocratie, ils ne sont pas républicains pour de vrai. Ils le sont chacun selon sa préférence. Les préférences des autres sont mauvaises, sinon ce seraient les mêmes et ils n’auraient jamais « besoin » de voter. La définition de ce qui est « public », et qui peut donc être pris ou imposé par le vote, change avec chaque individu.
Sa carte d’électeur est bien un permis d’agresser, mais selon des modalités précisées par un règlement intitulé « la constitution ». Cette constitution est elle-même votée, on n’en sort pas, sauf que cette fois-ci le permis de voter la constitution n’est détenu que par un petit nombre de mollusques grabataires. Roger, lui, ne peut pas voter la constitution. Ou alors par procuration très, très indirecte. Même avec un oignon il ne peut pas voter la constitution. C’est compliqué, mais c’est compliqué !
Pour rendre la constitution cohérente avec l’éducation qu’il a reçue avant dix-huit ans, Roger comprend, car il n’est pas né de la dernière raclette, qu’il faut la remplacer entièrement par un article unique : le principe de non-agression. À partir de là, il ne voit que des législations et des politiques légitimes, c’est-à-dire aucune – en dehors des contrats que les gens établissent librement entre eux, et qui ne concernent que les signataires.
Roger trouve cette perspective enthousiasmante, elle résout la grave difficulté que lui pose l’activité votante. Il déchire donc sa carte d’électeur. Un permis d’agresser n’a rien faire dans ses poches. C’est un permis d’autant plus hypocrite que personne n’oserait soi-même agresser les autres, que ce soit pour construire un hôpital ou sauver une tortue de mer. Cette carte d’électeur délègue la sombre besogne au fisc et à la police, comme par magie. C’est extrêmement perfide, à la fine lisière de la stupidité et du machiavélisme. Roger est horrifié, il fouille la poubelle pour déchirer les déchirures de sa carte d’électeur. Il comprend que les gens n’aiment pas répondre à ses questions sur la démocratie, ils se rendent trop vite compte de l’escroquerie, c’est tellement limpide. Mais ils préfèrent défendre une institution qu’ils n’aiment pas, plutôt que d’admettre leur erreur. Personne n’est vraiment démocrate, personne ne se réjouit de la victoire du camp adverse aux élections avec un haussement d’épaule débonnaire « bah, tant mieux, la démocratie a bien fonctionné, c’est la volonté générale ». Chacun veut sa démocratie. Sinon il n’y aurait pas de constitution pour y ranger des méta-législations, par exemple « le droit à l’avortement », afin de les soustraire au vote ordinaire des gens comme Roger. La constitution, c’est le coffre-fort des lois susceptibles de se faire renverser par le vote populaire. Elle permet de consolider ces « avantages acquis » par la force qui suscitent des controverses. La constitution rigidifie un système d’agression générale, ne laissant à la latitude du vote populaire que les sujets mineurs, pour occuper le bétail votant et lui faire croire que le gouvernement, c’est lui. La constitution est une autre preuve que personne n’aime la démocratie. Roger à la nausée, il vomit sur les déchirures de déchirures de sa carte d’électeur.
Alors pourquoi toutes ces clameurs pro-démocratiques, depuis si longtemps ? de s’interroger Roger, en s‘essuyant le menton. Il comprend difficilement pourquoi la plupart des gens clament une passion pour la démocratie, tout en la détestant en secret. Chaque démocrate est-il naïf au point d’espérer un jour assouvir sa passion pour la domination en occupant le trône présidentiel ? Roger n’y croit pas. Après toutes les questions qu’il a posées sur la démocratie, Roger a compris que les gens sont démocrates pour les autres, mais libéraux pour eux-mêmes. Ils adoreraient que la constitution incorpore l’article « sauf moi ». Mais peu d’entre eux aspirent au trône. Seuls les pires d’entre eux, les plus vils, les plus abrutis et les plus sociopathes. Cela en dit long sur ces minarchistes qui tiennent mordicus à leur èèèèètat.
Non, la piste de l’ambition n’explique pas cette amour phobique de la démocratie. Roger pense que c’est plutôt dû au lavage de cerveau que les parasites de l’état distillent à tous par tous les pores médiatico-scolaires dès le plus jeune âge. Les êtres humains sont destinés à être civilisés, c’est pour cela qu’ils éprouvent cette saine détestation, à la fois intuitive et pratique, de la démocratie. Il faut donc absolument les empêcher de formaliser cette détestation en raisonnement, sinon l’état perd son bétail. Un bétail qui sait, c’est foutu, il ne votera plus. Et un état sans bétail votant, c’est une opération en faillite. Alors seconde après seconde, l’état et ses parasites associés déversent leurs torrents de slogans pâteux validés par des intermittentes obèses et des écrivaillons à foulards.
Roger est persuadé que cela se passe ainsi, il dirait même plus : c’est ainsi que cela se passe. J’ai vu les grosses chanteuses et j’ai perdu six cent soixante-six neurones. Ensuite Je le sais, j’ai été à l’école et j’ai entendu. Et j’ai cru car mes neurones étaient sous-peuplés. Mais j’ai fait l’effort de comprendre ma carte d’électeur. Et j’y suis parvenu. Je suis allé au bout de ma carte d’électeur. Et maintenant je brûle à l’alcool la poubelle dans laquelle j’ai vomi sur les déchirures des déchirures de ma carte d’électeur.
C’est un témoignage qui mouille les yeux, car l’authenticité anime les glandes. C’est dans la vérité que tu vis vraiment, point de cœur sans vérité, certaines momies ont raison : la vérité te rendra libre – et réellement heureux, de rajouter Roger. Roger s’en est sorti, il a réussi à ne pas voter malgré la pression de la meute, faites comme Roger. Respirez, pensez, hachez votre carte d’électeur, rejoignez les défenseurs de la constitution à article unique : le principe de non-agression.