Vous détestiez le théâtre au lycée ? Ces vers que vous récitiez sans conviction, entre deux soupirs ? Et pourtant, derrière ces pages poussiéreuses, se cache parfois une bombe politique. Ibsen, avec Un ennemi du peuple, ne vous parle pas que d’eaux contaminées : il vous tend un miroir acide sur la foule, la modération, et l’intérêt général qui écrase les voix dissidentes.
Ah le théâtre… Vous savez, ce genre littéraire que votre professeur de français, qui très / trop souvent avait une case en moins, ou comme je préfère le dire, “avait la lumière à tous les étages, mais c’était de la basse consommation”, vous faisiez lire. Ces grands classiques, avec des tirades longues comme le nez de Cyrano ou aussi épiques que le Cid… Vous en avez bouffé des :
“Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort – Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.”
Ou encore :
“Tous ceux, tous ceux, tous ceux qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe, je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ; Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot, Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne ! De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé : Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai, Pour sortir le matin tu changeas de coiffure ! J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure que lorsqu’on a trop fixé le soleil, on voit sur toute chose ensuite un rond vermeil, surtout quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes, Mon regard ébloui pose des taches blondes !”
Tous ces vers dont vous soupiez, et que cent fois par cœur vous dûtes réciter, mais que sans foi vous fûtes sonner. Le mépris pour ces jeux vous a habité. Alors laissez-moi, avec cet art vous réconcilier, pour qu’au prochain son du brigadier, un sourire vous puissiez esquisser.
Henrik Ibsen ! Ce nom ne vous dit peut-être rien, sauf si vous avez fait “L” au bac et que vous avez croisé ses œuvres, telles que Peer Gynt ou Une maison de poupée. Ou alors, vous l’avez découvert comme moi, un matin par hasard, avec cette phrase :
“Minez l’idée de l’État, mettez à sa place l’action spontanée et l’idée que la parenté spirituelle est la seule condition de l’unité et vous lancerez les éléments d’une liberté qui mérite d’être possédée.”
Donc Henrik Ibsen… Son nom vous évoque sûrement la douce région franc-comtoise… Non ? En réalité, il est Norvégien. Un pays au demeurant sympathique, attention. On peut y trouver de magnifiques paysages enneigés pour tous les fans de films de Noël, ou sinon, on peut, toujours dans ces forêts, s’écouter un magnifique album de Burzum ou Mayhem, si vous êtes plus “incendies d’églises et black metal”.
Mais aujourd’hui, c’est sur un tout autre registre que nous allons nous pencher. Plus précisément sur la critique des masses, de la majorité, de la démocratie, du pragmatisme, de la modération en politique et du “complotisme”. Et pour cela, plutôt que de nous tourner vers ses œuvres les plus célèbres, prenons Un ennemi du peuple.
Résumé
Le docteur Stockmann découvre que les eaux de la station thermale de son village sont gravement contaminées par la tannerie locale. Il se met donc en devoir de prévenir la population. Mais remédier au mal nécessite des travaux dispendieux, une publicité désastreuse pour la ville et une longue période de fermeture pour la tannerie et les bains… Aussi, la municipalité, dont le maire n’est autre que le propre frère du docteur, tente de le faire taire.
Cette pièce de théâtre est divisée en cinq actes. Chacun se déroule dans un lieu différent, sauf les actes I et II qui se passent dans le bureau du Docteur Stockmann. Parmi les personnages, nous retrouvons :
- Docteur Stockmann
- Katrine, son épouse
- Petra, leur fille
- Ellif et Morten, leurs fils
- Peter Stockmann, frère du docteur, juge, maître de police et président de la station thermale
- Morten Kill, père adoptif du docteur
- Hovdtadt, rédacteur du Messager du Peuple
- Billing, collaborateur du Messager du Peuple
- Horster, conducteur de bateau
- Alsaken, imprimeur et président de l’association des petits propriétaires
- Un groupe de bourgeois, qui joue un rôle important dans la dynamique de la pièce
Pourquoi cette pièce est-elle importante ?
Un ennemi du peuple est bien plus qu’une simple intrigue dramatique. C’est une critique puissante du fonctionnement des sociétés, où la majorité et le pragmatisme viennent écraser la vérité. Ibsen met en lumière un dilemme universel : que se passe-t-il lorsque l’intérêt général se heurte à une réalité dérangeante ?
Le tournant de la révélation.
Je ne parlerai pas du premier acte, car il ne s’agit que de la présentation des personnages et du moment où le docteur annonce sa découverte.
L’intérêt arrive dès le deuxième acte, où nous voyons comment différents personnages réagissent face à la révélation du docteur. Trois attitudes se dessinent distinctement :
- Alsaken est d’accord avec le docteur, mais il prône la modération. Il ne faut pas brusquer les choses, il faut avancer calmement, sans virulence à l’égard des politiques : « Pas de gestes inconsidérés à l’égard de nos autorités ».
- Hovdtadt, lui, est d’abord enthousiaste : « Toute vérité passe avant toute considération. » Il veut en finir avec cette clique de fonctionnaires !
- Peter Stockmann, en revanche, est le seul à être clair sur sa position : il est contre. Dès son entrée dans l’acte II, il montre son hostilité aux réparations nécessaires. Pourquoi ? Parce que cela empêcherait les villes voisines d’attirer des visiteurs, cela coûterait des milliers de couronnes et forcerait la fermeture des bains pendant deux ans. Est-ce que tout cela en vaut vraiment la peine ? Pour lui, l’intérêt général n’a pas besoin de cette polémique.
-
« (Ton rapport) doit être retiré pour l’intérêt général. Plus tard, je verserai l’affaire au débat et nous ferons de notre mieux, en secret. Rien, pas un mot de cette fatale affaire ne doit être officiellement rendu public. «
La bascule de l’acte III
C’est dans cet acte que nous voyons les modérés et les pragmatiques retourner leur veste. D’abord alliés du docteur, ils basculent du côté de l’ordre établi, au nom de l’utilité commune et de la nécessité politique.
L’acte IV, quant à lui, est l’un des plus marquants dans la critique d’Ibsen envers les masses et la démocratie. C’est ici que nous voyons que les singes ou moutons (tout dépend de ce que vous aimez) ne pensent pas mais répètent.
Un exemple frappant, page 81 :
Le Bailli (Maire – Peter) : « J’ose supposer que pas un seul de mes concitoyens présents ne souhaite que des allégations douteuses et excessives concernant la situation sanitaire des Bains et de la ville se répandent dans des cercles élargis. »
De nombreuses voix : « Non, non, non. En aucun cas. Nous protestons ! »
La critique de la majorité commence par cette phrase qui parlera à bon nombre d’entre vous ; Peter : […] Le pire ennemi de la vérité et de la liberté, c’est la majorité compacte. La suite des dialogues peut nous rappeler avec bonheur certaines critiques de Rothbard et Hoppe.
Je me permets de m’arrêter ici pour ne rien divulgâcher du dernier acte qui a encore des surprises à offrir !
Conclusion
Cette pièce, écrite en 1882, résonne encore puissamment aujourd’hui. Même si un anarcap cohérent y trouverait quelques points à redire, l’essentiel vous parlera. Alors plongez-y et offrez-la à tous vos amis minarchistes, fans de Milei, de Bukele ou de Trump, lorsqu’ils vous parleront de “pragmatisme”.
Cette pièce est un des clous qui vous permettra de sceller le cercueil où doivent reposer les ennemis de la vérité et de la liberté.