L’inflation législative, remède à la contrefaçon wokiste ?
Article de Thierry Martin pour RE:POSSESSION
Le 23 mai 2023 paraissait, sur le site Contrepoints.org, une entrevue réalisée par le rédacteur en chef Baptiste GAUTHEY avec le député LR Jean-Louis THIERIOT1.
Dans cet entretien, ils reviennent sur l’actualité éditoriale marquée par les dérives wokistes qui gangrènent le paysage littéraire et intellectuel, avec notamment le développement d’une tendance à la réécriture par des sensitivity readers2 d’oeuvres d’auteurs décédés. Celles d’Agatha CHRISTIE, d’Ian FLEMING, ou encore celle de l’écrivain pour enfants Roald DAHL en ont fait les frais, les premières se voyant reprocher par de bonnes âmes quelques tournures de phrases prétendument racistes, la dernière étant accusée, notamment dans la nouvelle Le bon gros géant, d’employer un vocabulaire stigmatisant, grossophobe et incitant au bodyshaming.
Face à cette hystérie collective, où la raison semble avoir disparu sous l’effet de quelque envoutement vaudou, s’élèvent des voix d’honnêtes hommes, au sens où l’entendait Montaigne, et Jean-Louis THIERIOT semble en faire partie. Lettré, ce qui est plutôt rare dans la classe politique française actuelle, le député de Seine-et-Marne semble inquiet, à juste titre, de l’idéologisation du champ éditorial et des falsifications qu’elle implique au nom de la lutte contre les discriminations et pour l’inclusion de minorités « invisibilisées », « racisées », « dominées ». Aussi a t-il déposé le 10 mai à l’Assemblée nationale un projet de loi « visant à protéger l’intégrité des œuvres des réécritures idéologiques »3.
1) Légiférer pour sanctuariser les œuvres du passé
Le projet de loi s’appuie notamment sur l’argument de la propriété intellectuelle des auteurs décédés pour lutter contre les réécritures de leurs œuvres. Dans l’exposé des motifs de la proposition, J-L THIERIOT indique vouloir « éviter [une telle évolution] en écrivant noir sur blanc dans le code de la propriété intellectuelle que le droit de repentir et de retrait ne se transmet pas aux héritiers du droit moral de l’auteur. »
L’idée, qui s’appuie sur une jurisprudence de 1964, est d’inscrire dans la loi qu’aucune œuvre d’un auteur défunt ne puisse être modifiée par ses héritiers, descendants ou ayants-droits, et qu’ainsi un éditeur ne puisse pas toucher au texte d’un écrivain que l’évolution des mentalités viendrait à considérer comme choquant. Cette inscription dans la loi serait d’autant plus nécessaire qu’une jurisprudence contraire à celle en vigueur pourrait être rendue, en fonction de l’air du temps.
Le projet déposé comporte également ce complément : « afin d’apporter plus de sécurité au respect de l’intégrité de l’œuvre, il est proposé que le ministre chargé de la culture soit également détenteur du droit au respect de l’œuvre », pour pallier l’éventuelle « carence des héritiers » à « défendre l’intégrité de l’œuvre dans le cadre d’une instance litigieuse ».
Nous concéderons volontiers que ce projet de loi a été élaboré avec les meilleures intentions du monde. Pourtant, du point de vue libéral, on ne peut être que très sceptiques à la lecture de telles propositions.
2) Une réponse étatiste à coté de la plaque
On se demande tout d’abord ce qui motive le choix du Ministre de la Culture comme instance suprême d’arbitrage dans des conflits juridiques de cette nature. En effet, à quoi servirait dès lors l’inscription dans la loi du principe de non-transmissibilité du droit de retrait ou de repentir aux ayants-droits, devant permettre de dissiper tout équivoque quant à une éventuelle jurisprudence, dès lors qu’un ministre peut, en dernière instance, trancher dans un sens ou un autre ? Un ministre qui d’ailleurs, selon les circonstances, par le jeu de la démocratie à laquelle M. THIERIOT nous dit être attaché, pourrait bien partager ces mêmes aspirations wokistes à la cancel culture si un parti ou mouvement se réclamant de ces thèses parvenait à obtenir une majorité politique…
Mais la principale interrogation suscitée par ce texte reste la suivante : pourquoi faire intervenir le législatif dans un tel cas ? Une loi de plus, qui vient s’ajouter au monceau de règles, codes, arrêtés, décrets qui entendent réguler la vie de tout le monde, tout le temps et à propos de tout, est-elle la meilleure réponse qui soit face à ce déraillement de la raison, à cette falsification du patrimoine littéraire dictée par l’idéologie ? Si l’on prend le temps d’y réfléchir, vouloir inscrire dans la loi l’interdiction de réécrire les œuvres du passé par souci de ménager la sensibilité exacerbée de certains contemporains revient, in fine, à vouloir pénaliser la connerie. A la limite, on peut considérer que la place des wokes, adeptes de la cancel culture et de la réécriture au nom de leur hypersensiblerie, serait davantage dans une institution psychiatrique que dans les prétoires…
Invoquer l’argument de la propriété intellectuelle est éminemment discutable4, fut-ce dans le domaine artistique, et plus encore lorsque cela concerne les œuvres de personnes décédées. Le bon sens et l’honnêteté intellectuelle devraient suffire à détourner les lecteurs des contrefaçons, ou plus précisément des falsifications produites par les maisons d’édition qui, soit par lâcheté envers les injonctions idéologiques à la mode, soit par opportunité financière supposée, font appel à ces sensitive readers. Le public cultivé et soucieux d’honnêteté intellectuelle, les chercheurs en littérature et tous ceux qui ont intérêt à disposer des œuvres dans leur version authentique constituent une part de marché non-négligeable, sans doute même majoritaire, avec une demande pouvant être satisfaite par des éditeurs faisant preuve d’acribie dans leur travail éditorial, ou étant pour le moins respectueux des œuvres et de leurs auteurs5.
L’enjeu n’est donc pas tant d’empêcher les ayants droit de faire n’importe quoi avec les textes du passé, mais plutôt de supprimer purement et simplement cette catégorie parasite qui gêne l’émergence d’un marché de la culture libre et concurrentiel, où le tri entre la camelote des faussaires et les produits de qualité se fait naturellement, par le jeu du bouche à oreille, par les témoignages et avis des consommateurs, éventuellement par l’intervention d’agences privées ou associations visant à la défense des intérêts des consommateurs et contrôlant la qualité des marchandises en circulation.
Conclusion
Si non seulement, du point de vue des libéraux, cette idée de corriger une démission de l’esprit par l’outil législatif, donc par la coercition étatique, parait insupportable, il est d’autant plus regrettable que celui qui en est à l’origine soit généralement classé parmi les « libéraux » au sein du parti Les Républicains, et qu’il trouve un relais dans le journal en ligne Contrepoints, qui s’identifie lui-même en sous-titre comme « journal libéral de référence »…
De notre côté, nous qui nous identifions comme libéraux intégraux, nous avons pris acte depuis longtemps de la désagrégation du pacte républicain, sans d’ailleurs tellement le regretter, bien avant l’irruption des thèses wokistes dans le débat public. S’il devait s’avérer que la culture classique ne faisait plus consensus, nous parions que le marché libre saurait la faire subsister dans ses formes chimiquement pures, non altérée par quelque mode idéologique que ce soit. C’est bel et bien dans le cadre de la société libre, et dans ce cadre uniquement, que pourra se poursuivre l’élaboration et la transmission d’une culture humaniste, s’adressant aux individus qui nous ressemblent, c’est à dire ni républicains ni wokes, simplement libres.
1 https://www.contrepoints.org/2023/05/23/457046-jean-louis-thieriot-le-culte-victimaire-fait-que-lon-admet-pas-que-lhomme-soit-confronte-a-des-lectures-qui-le-choqueront
2 C’est-à-dire des censeurs chargés de gommer les passages ou les termes d’une œuvre qui pourraient heurter la sensibilité des lecteurs en fonction de leurs appartenances raciales, sexuelles, religieuses,…
3 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1199_proposition-loi.pdf
4 C’est d’ailleurs une piste imaginée par le Pr. Jean-François BRAUNSTEIN, auteur de La religion woke (Grasset, 2022), qui dans une conférence du 2 février 2023 organisée par l’Institut Diderot et intitulée « Les dangers du wokisme », cite l’exemple de la journaliste américaine Bari WEISS qui a fondé son propre média sur Substack, The Free Press, après avoir démissionné pour protester contre la pensée unique woke régnant au New York Times où elle tenait une chronique régulière. BRAUNSTEIN envisage que, de même, une floraison de médias, maisons d’édition et universités libres pourrait (et devrait) se produire en cas de contamination woke généralisée des structures existantes, pour permettre aux partisans de la raison et du réel de contrebalancer et contredire les théories wokistes.
https://www.youtube.com/watch?v=pfurKxVTvfc , à partir de 1:40:00
5 Nous renvoyons ici à la thèse de Stephan KINSELLA exposée dans son article « Contre la propriété intellectuelle » (trad. fr.) : https://www.stephankinsella.com/wp-content/uploads/publications/trans/Kinsella,%20Against%20Intellectual%20Property-French.pdf
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