Dans An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, Murray Rothbard démontre que la levée de l’interdit sur l’usure a commencé bien avant la Réforme protestante. Dès le Moyen-Âge, des penseurs comme Henri de Suse, Thomas d’Aquin et Conrad Summenhart ont justifié le prêt à intérêt sous certaines conditions, ouvrant la voie à une économie de marché plus dynamique. Contrairement à l’idée reçue, le protestantisme n’a fait qu’officialiser un changement déjà en place.
Dans son livre An Austrian Perspective on the History of Economic Thought – Volume I, Murray Rothbard nous détaille l’histoire de la pensée économique, des grecques jusqu’à Adam Smith (avec notamment aussi un chapitre sur les taoïstes!).
Sur la partie consacrée au Moyen-âge et à la Renaissance, Rothbard retrace l’évolution du regard qu’ont porté les philosophes sur une pratique économique jugée longtemps comme une hérésie : le prêt à intérêt (aussi appelé péjorativement usure). C’est notamment (entre autres) grâce à la levée de l’interdit de l’usure que le continent européen a commencé à développer une économie de marché complexe. Cette libération est communément associée au développement du Protestantisme à la Renaissance, voyons ce qu’il en est vraiment.
Pendant des siècles l’usure a été condamnée par les autorités religieuses. Entre cette époque et aujourd’hui, la science économique a bien avancé et la plupart des arguments invoqués contre l’usure ont été débunkés. Mais ces avancées, qui ont été lentes et progressives, ont commencé à apparaître dès le Moyen-âge.
Rothbard nous explique comment les scolastiques¹ de la fin du Moyen-âge ont dans leurs écrits donné des tas d’arguments en faveur de l’usure dans certains cas exceptionnels. Pour l’illustrer, voici quelques exemples.
La première entorse systématique à l’interdiction de l’usure a été réalisée par le cardinal Henri de Suse (1200-1271) dit “Hostiensis”. Il est l’un des premiers à introduire la notion de lucrum cessans, selon laquelle un prêteur peut demander des intérêts s’il subit une perte de profit en raison de l’argent prêté. Cela signifie qu’un prêt peut être rémunéré non comme un acte de profit abusif, mais pour compenser un manque à gagner. Le lucrum cessans anticipait le concept autrichien² de coût d’opportunité et l’appliquait à la perception d’intérêts.
Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) a aussi eu son rôle à jouer dans ce long processus. Bien que D’Aquin soit fondamentalement opposé à l’usure, il accepte que certaines situations permettent au prêteur de recevoir une compensation, notamment pour des dommages directs subis en prêtant l’argent (comme une perte de profit ou un risque exceptionnel). Ces concessions, même limitées, ouvrent la voie aux débats futurs, où d’autres théologiens utiliseront ces distinctions pour justifier des pratiques de prêts modérées.
Le théologien allemand Conrad Summenhart (1455-1502) est allé encore plus loin. Il critique la conception aristotélicienne de l’argent comme bien « stérile » : l’argent est un bien comme les autres qui peut être utilisé de manière productive, notamment lorsqu’il est investi ou prêté. Summenhart introduit aussi l’idée que le prêteur prend un risque en accordant un prêt, notamment celui de ne pas être remboursé en cas de faillite de l’emprunteur. Ainsi, demander des intérêts ne serait pas un acte injuste, mais plutôt une compensation juste pour le risque assumé par le prêteur.
Il s’agit ici de quelques exemples parmi beaucoup d’autres. Les scolastiques ont aussi développé des conceptions fortement libérales au sujet de la formation des prix, sur le rôle de l’entrepreneur ou sur l’importance de la propriété privée. Les champions incontestés de ces idées novatrices sont sans doute les scolastiques espagnols de Salamanque, école de pensée de la Renaissance qui sera qualifiée par Schumpeter et Rothbard de “proto-autrichienne”. Malheureusement, les idées de ces précurseurs espagnols tomberont dans l’oubli jusqu’à leur redécouverte au milieu du XXième siècle.
Au fil des siècles, bien que l’usure restait formellement interdite par l’Eglise, les exceptions se sont tellement accumulées qu’en définitive l’usure était devenue une pratique courante, notamment dans l’Italie du Nord, d’où la croissance économique et la Renaissance Italienne qui débuta vers la fin du XIVème siècle. Et inutile de préciser qu’à cette époque, la réforme protestante n’était pas encore d’actualité.
Les protestants (et plus précisément les calvinistes) sont arrivés après la bataille, leur seul mérite est d’avoir officialisé une bonne fois pour toute la levée de l’interdiction formelle de l’usure. C’est ici l’erreur du sociologue allemand Max Weber (1864-1920), qui voyait dans l’éthique protestante les racines du capitalisme moderne. Néanmoins, l’emphase constante des protestants sur le travail a été un des germes qui a permis l’élaboration de la (fausse) théorie de la valeur-travail chez Adam Smith (1723-1790). Et devinez qui est le champion qui a repris à son compte cette théorie pour en faire la base de sa propre doctrine économique ? Je vous le donne en mille : Karl Marx (1818-1883).
Donc techniquement, et contrairement à la croyance commune, les protestants sont plus proches d’être les précurseurs du communisme que du capitalisme.
¹ Les “scolastiques” était le nom donné aux penseurs et théologiens catholiques du Moyen-âge. La pensée scolastique est concomitante au développement des universités en Europe.
² L’école autrichienne est une école économique née aux alentours de 1870 en Autriche (assez facile à deviner) et qui développera tout au long du XXième siècle les concepts économiques clés sur lesquels s’appuient les libertariens.