La géométrie de l’ordre

Par , Le 19 mars 2025 (Temps de lecture estimé : 11 min)

Roger veut aider Ojni à sortir de sa torpeur. Armé d’un support visuel, il oppose deux images : une montre aux engrenages complexes et un cercle parfait. L’une représente un ordre organique, l’autre une autorité imposée. Entre bières et cornemuse, un débat s’engage : faut-il un chef fort pour maintenir l’ordre ou une harmonie issue de la liberté ?l'ordre

Roger s’interroge. Il lui faut un support visuel pour dissoudre la torpeur d’Ojni. Il fouille sa bibliothèque. Alerté par la hausse subite de la température de sa tête, il s’arrête sur ce couple d’images, et essaie de ranger ses impressions de manière productive :

cercle montre

À gauche, les entrailles d’une montre. À droite, un cercle. Les deux images ont un air de famille en forme de géométrie ronde sur fond noir. Mais la ressemblance s’arrête là. C’est déjà pas mal, reconnait Roger. En même temps, ça semble faire l’affaire. C’est toujours plus compréhensible que cette juxtaposition :

cercle asperge

Roger se félicite de ne pas avoir à interpréter le deuxième couple d’images, car son intuition insiste : le premier est celui qui lui permet d’aider son ami Ojni. Aussi, il s’abstient de lui montrer les asperges, et fait comme si de rien n’était. Il projette la montre et le cercle sur l’écran de la télé. Pendant ce temps, Ojni souffle dans sa cornemuse, ce qui fait sursauter Roger. Ils s’esclaffent en renversant un peu de bière sur leurs chemises. Roger lève son doigt solennellement. Un moratoire définitif sur la cornemuse est une des rares concessions qu’il ferait à un empereur (ou un sous-préfet). Ils s’esclaffent encore, et Roger profite de cet esprit de joie détendue pour expliquer à Ojni qu’il est temps pour lui de comprendre son minarxisme, cet engourdissement du crâne. Voici donc une illustration. Ojni opine du chef car il est curieux de toute information nouvelle qui réduit le champ de son désordre intérieur. Il ne tend l’oreille qu’à moitié ironiquement. Alors, dressant l’index de sa bière, Roger lui désigne le cercle blanc sur fond noir. Voici une forme géométrique rudimentaire, définie à partir de trois informations, les coordonnées du centre et le rayon. C’est une illustration d’un ordre simple. Ojni opine derechef. Roger désigne ensuite la montre, sans renverser sa bière. C’est un mécanisme sophistiqué, composé d’une multitude de sous-mécanismes et de nombreuses pièces, de forme globalement circulaire (il parle de la montre, pas de la bière, quoiqu’il aurait pu s’agir de la bière vue du dessus).

cercle bière

C’est une illustration d’un ordre complexe. Jusque-là, Ojni ne peut qu’acquiescer, tout en supputant un coup fourré.

Vois-tu, Ô Ojni, explique Roger avec sagacité, depuis les tréfonds de ton toujours, tu revendiques la force comme catalyseur et protecteur de l’ordre. C’est comprenable : il est facile de concevoir le traçage d’un cercle dans le sable et d’en faire les limites du rayon d’action des « citoyens » qu’il englobe. C’est rudimentaire. C’est accessible. C’est propre, c’est net, c’est lisse. C’est rassurant. Alors cela te séduit, cette solution est le fruit de plus basse altitude, la poire la plus lourde, et aussi, coïncidence, la plus juteuse pour qui mord dedans en premier avec ses mâchoires rectangulaires.

Avec un pouvoir central fort, qui maintient sa version préférée de l’ordre, qui foudroie chacun de sa volonté arbitraire, tu sais que ton vélo sera bien gardé. Et c’est l’essentiel, car la fin – protéger les vélos – justifie le moyen – foudroyer le bétail encerclé. Roger repose son verre pas encore tout à fait vide.

Ojni n’est pas dupe. Il détecte aisément la manœuvre malhabile de Roger : déguiser son fiel en explication psychologique. Mais c’est inutile. Il répond tranquillement que Roger est hors-sujet, puisque lui, Ojni, ne fait que retranscrire les lois de l’Histoire, dont l’observation montre que toute société vigoureuse a prospéré sous l’égide d’un chef fort et sobre. Inutile d’invoquer mes penchants pour la géométrie simple du cercle. Roger lui remplit son verre subitement vide. Ojni le remercie et saisit une poignée de cacahuètes et embraye. Quand le chef tronçonne le gras inutile et encadre sérieusement le reste, la société gagne en stabilité. Le pays est géré comme une entreprise, il devient agile et svelte, il prospère. L’ordre persévère pépère. Une autre poignée de cacahuètes. C’est comme cela que cela se passe depuis toujours. L’ordre imposé reste une valeur sure et sûre. Alors il vaut mieux perfectionner un système éprouvé qu’essayer de réinventer la roue. Afuera !

Roger ne parle pas italien alors il ne répond rien à cette dernière interjection. Cependant, atteignant le quart de son verre, il ne peut que rétorquer avec surprise à ce qui précède. En effet, si la sagesse politique et sociale consiste à se contenter de ce qui existe mais en mieux, alors nous n’aurions jamais dû quitter les grottes. Nous serions en slip de peau de biche, assis sur nos chaises en silex à jouer de la guitare en silex. Le heavy silex serait très en vogue et Silexica serait le groupe le plus populaire. L’expertise humaine du silex serait extrêmement pointue, briquets en silex, abat-jours en silex, brosses à dents en silex, smartphones en silex, l’ubiquité de sa consommation serait telle que certains s’alarmeraient d’une pénurie prochaine et proposeraient des taxes et des permis pour juguler l’épuisement des ressources. Vu que le silex ne se renouvelle pas, le jour du dépassement serait le 1er janvier à minuit zéro une. Roger se découpe un rectangle de douze centimètres sur cinq sur trois de parmesan et poursuit, le long du dernier quart de son verre.

J’ai raison, ajoute-t-il d’un doigt luisant, Ô Ojni, d’insister sur ta psychologie, tes préférences, ton amour, ton intestin, car ils constituent le terreau de ton axiome de recyclage du passé. Cet axiome n’est pas habité par un principe irréfutable, il condense simplement tes observations, celles que tu as choisies. C’est un axiome de viande à température ambiante. Alors tu tournes irrémédiablement autour de la proposition autoréférencée de l’ordre établi que tu en déduis. Tu es pris dans une boucle de rétroaction entre les photographies que tu prends dans ton rétroviseur et ta chair pétrie de désirs. Tu prends cela pour un raisonnement, ce n’est qu’un résonnement. J’ose dire que c’est un cercle vicieux. L’image que cristallise ta proposition de monarchie tronçonnée est celle d’une roue de vélo. Le chef au centre, ses solides rayons assurant la parfaite régularité, symétrique dans sous tous les angles, voilà une belle structure, solide et facile à réparer. Quand le pneu commence à manifester une baisse de pression, il suffit de pomper ce qui manque, juste ce qu’il faut, allez, à peine plus par sécurité. Et sur le rocher tu roules !

Roger est plein de compassion. Il répète, comme sur un bateau, qu’il empathise puissamment avec cette aspiration à l’épuration. Souvent less is more, comme disent certains danois anglophones. Mais ici ton erreur de catégorie, Ô Ojni, est de confondre le fond et la forme. Dans le fond, la montre est plus simple que la roue de vélo : pas de centre dominateur. Sur la forme, la roue de vélo est plus simple que la montre, l’équation de sa géométrie est beaucoup plus malingre. Mais pourquoi s’arrêter à la forme ? Pourquoi ne pas creuser ta viande, la chauffer un petit peu et soulever la forme pour s’intéresser au fond ?

hoppe bukele

La question mérite d’être répondue. Réfléchis-y. La montre est plus complexe car sa fonction est plus sophistiquée que celle de la roue. La montre donne l’heure, ce dont est incapable la roue. C’est pourquoi, pendant des millénaires avant l’invention de la montre, les cyclistes étaient toujours en retard. Une tentative ingénieuse fut d’attacher un sablier à un rayon vertical de la roue, mais ce dernier ne donnait l’heure que si le vélo restait immobile, ce qui gênait considérablement les déplacements des cyclistes.

La simplicité géométrique de la roue est sa fonction. C’est un outil pour le monde physique. La complexité géométrique de la montre est le moyen de sa fonction, produire une information, donner l’heure. C’est un outil pour l’esprit. Si dans les deux images l’on remplace les éléments par des individus, couramment appelés des gens, la roue montre une société ordonnée physiquement, par le haut, pour produire la forme choisie par le chef et rouler sur le vélo de l’Histoire ; tandis que la montre roule pour une société ordonnée spirituellement, par le bas, pour produire le Droit Naturel des personnes libres et montrer l’heure de la Civilisation.

De toute façon, la géométrie de la roue de vélo, sa forme qui est aussi son essence, n’est possible, envisageable, qu’avec une subsistance, même minime, de la spiritualité de la montre : entre eux, les chefs n’ont que le Droit Naturel. Quand ils en sortent, quand l’agression se répand, la pyramide s’écroule, le château brule, et ils sont remplacés par une nouvelle équipe, et ainsi de suite. L’esprit du Droit domine la force, c’est incompressible, irréversible et insubmersible dans toute l’éternité. Alors Ojni, conclut Roger le décapsuleur brandi, avec cette bière toute neuve tu apaises ta dépendance à la simple géométrie du monde, tu amadoues tes pulsions pour les uniformes, tu tempères tes inhibitions de liberté, alors si tu soulèves le jupon de la forme, tu apercevras furtivement le paradis au fond. Tu finiras par vaincre ta timidité et vouloir voir plus loin plus longtemps. N’hésite pas. Imagine cette vibration : les chefs sont faits de la même viande que toi et moi et la sœur de Géraldine. Nous n’avons pas besoin d’eux. Nous pouvons tous constituer nos propres roues pour les vélos que nous choisissons de chevaucher. Les chauffards sont canalisés vers la sortie, parce que nous avons désormais des pare-chocs (électrifiés)(avec des canons). Et la circulation s’emboîte dans une circulation toujours plus harmonieuse et bucolique à mesure qu’elle progresse vers le fond du panorama verdoyant du Droit Naturel. Tu y reviendras, c’est certain, bois un coup, une fois que l’on a entraperçu l’horizon musqué du fond, sa chaleur moite, ses promesses de félicité aigüe, son impérieuse présence sous la jupe affriolante de la forme qu’il te suffit de soulever, ah ce fond de toutes les merveilles, on ne peut plus ne pas le chérir ni cesser de le vouloir urgemment dans toutes les largeurs et toutes les profondeurs et toutes les éternités. C’est toujours, toujours vers lui que vibre le sang, c’est la direction de sa pression bouillonnante et de son élan vorace. Le fond est devant, loin devant, et si proche en même temps, tu dois sortir du cadre de ton rétroviseur pour en sentir la chaleur, tu dois boire avec la passion de la désaltération et pédaler beaucoup plus fort et tu dois aussi me dire merci parce que ce n’est pas tous les jours que le parmesan est si bien chambré. Ou alors tu peux rester sur la planète des singes. Les singes comprennent la roue, ils sont capables de faire du vélo, mais te contenteras-tu de leur conversation ? Ojni souffle dans sa cornemuse car il est l’heure.

hoppe singe

www.aucoeurdelaliberte.fr

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Laurent SEITER

Gros amateur de graisses comestibles ainsi que sonores, cet ultralibéral apatride vendu au grand capital n'en est pas moins sensible à la finesse et à la rigueur de la doctrine austro-libertarienne.